Salut à toi noble Voy(ag)eur

Et bienvenue dans cette bibliothèque, havre de guerre et de psychose, dans une toile aseptisée laissant malheureusement si peu de place à la folie ou à la mort.

Eh bien installe toi bien inconfortablement, tu es entre de bonnes mains. Bien sûr le lieu est encore un peu vide, mais fais moi confiance, d'ici peu tu louera ce moment béni ou tant d'hérésies t-étaient encore étrangère.

Mes armes : Des livres qui posent le plus souvent plus de questions qu’ils ne donnent de réponses, des écrits naviguant entre génie et folie, des œuvres parfois à tort méconnues ou oubliées, mais dont le ton est toujours à l’opposée de cette monoculture de masse volontiers futile et volontairement abrutissante.

Mon objectif : faire découvrir à ton cerveau, inexorablement engourdi par les dictats d'un monde aseptisé, les merveilles de la névrose, l'esthétique du pire, ou le vertige que procure la vue de l'infini. Appelle celà Alter Philosophie ou Vile Prétention, comme bon te semble, mais si le coeur t-en dis, viens trouver ici le futur carburant de tes réflexions enfin dés-abusées.

Bonne lecture, et souviens toi que les mots sont omnipotents, car ils agissent sur la seule chose qui compte réellement à tes yeux : TOI.

dimanche 22 février 2009

La conjuration des imbéciles par John Kennedy Tool



Critique :
Un auteur suicidé, une gloire posthume, une œuvre plus connue que lue, un livre réunissant ces trois conditions peut-être appelé classique.
Que dire d'une telle oeuvre ? Que les frontières entre humour et sérieux, entre morale et cynisme, entre folie et génie y sont pour le moins mouvantes, on enfoncerait là une porte ouverte.
Alors plutôt que d'essayer de la définir, nous allons la comparer et affirmer, pas moins, que si Cervantes était né 390 ans plus tard outre atlantique, il aurait sans nul doute intitulé son chef d'oeuvre "L'ingénieux gentilhomme Ignatius J.Reilly".

Incipit :
I

Une casquette de chasse verte enserrait le sommet du ballon charnu d'une tête. Les oreillettes vertes pleines de grandes oreilles, de cheveux rebelles au ciseau et des fines soies qui croissaient à l'intérieur même desdites oreilles, saillaient de part et d'autre comme deux flèches indiquant simultanément deux directions opposées. Des lèvres pleines, boudeuses, s'avançaient sous la moustache noire et broussailleuse et, à leur commissure, s'enfonçaient en petit plis pleins de désapprobation et de miettes de chips. A l'ombre de la visière verte, les yeux dédaigneux d'Ignatius J. Reilly dardaient leur regard bleu et jaunes sur les gens qui attendaient comme lui sous la pendule du grand magasin D.H. Holmes, scrutant la foule à la recherche des signes de son mauvais goût vestimentaire. Plusieurs tenues, remarqua Ignatius, étaient assez neuves et assez coûteuses pour être légitimement considérées comme des atteintes au bon goût et à la décence. La possession de tout objet neuf ou coûteux dénotait l'absence de théologie et de géométrie du possesseur, quand elle ne jetait pas tout simplement des doutes sur l'existence de son âme.
Ignatius, quant à lui, était confortablement et intelligemment vêtu. La casquette de chasseur le protégeait des rhumes de cerveau. Son volumineux pantalon de tweed était fait pour durer et permettait une liberté de mouvement peu ordinaire. Ses plis et replis emprisonnaient des poches d'air chaud et croupi qui mettaient Ignatius à l'aise. Sa chemise de flanelle à carreaux rendait inutile le port d'une veste et le cache-nez protégeait ce que Reilly exposait de peau entre col et oreillettes. La tenue était acceptable au regard de tous les critères théologiques et géométriques, aussi abstrus fussent-ils, et dénotait une riche vie intérieure.

Morceaux choisis :
La roue de la fortune avait tourné, écrasant la nuque de l'humanité, lui fracassant le crâne, tordant son torse, crevant son bassin et endommageant son âme. L'humanité naguère si haut se retrouvait au plus bas. Tout ce qui avait été dédié à l'âme se consacrait désormais au commerce.

Marchands et charlatans prirent le contrôle de l'Europe, baptisant "Les Lumières" leur insidieux évangile. L'apocalypse n'était pas loin mais, des cendres de l'humanité, ne renaquit nul Phénix.

Je te suggère de demander une entrevue à ton confesseur et de faire quelque pénitence, maman. Promets-lui d'éviter le chemin du péché et de l'alcool à l'avenir. Dis-lui quelles ont été les conséquences de tes faiblesses morales, de ton échec ; qu'il apprenne que tu es responsable du retard que prendra un acte d'accusation monomental contre notre société. Peut-être saisira t-il dans toute son ampleur l'étendue de ta faute. Si c'est un prêtre selon mon coeur, la pénitence sera sans doute assez sévère. Hélas ! J'ai appris à ne pas attendre grand-chose de nos prètres d'aujourd'hui.

Je suis un anachronisme. Les gens s'en rendent compte et en forment du ressentiment contre moi.

[...] décidé à ne fréquenter que mes égaux, je ne fréquente bien évidemment personne puisque je suis sans égal.

-Ignatius, tu crois pas qu'tu s'rais p'tête plus heureux si t-allais prendre un peu d'repos à l'hôpital de la Charité ?
-Voudrais-tu parler du service psychiatrique, par hasard ? demanda Ignatius pris de rage. Me croirais-tu fou ? Supposerais-tu que le premier imbécile de psyhiatre venu serait capable ne serait-ce que d'essayer de commencer à entrevoir les mécanismes de ma psyché ?
-Tu pourrais prendre un peu d'repos, chéri. Et tu pourrais écrire des choses dans tes petits cahiers.
-Ils essayeraient aussitôt de faire de moi un crétin, amateur de télévision, de voitures neuves et d'aliments surgelés ! Tu ne comprends donc pas ? La psychiatrie c'est pire que le communisme. Je ne veux pas d'un lavage de cerveau ! Je ne veux pas devenir un robot, un zombie !
-Mais Ignatius, tout d'même, y viennent en aide à des tas d'personnes qu'ont des ennuis.
-Crois-tu que j'ai un ennui ? Beugla Ignatius. Les seuls ennuis de ces malheureux c'est de n'avoir point le goût des voitures neuves et des laques en atomiseur. C'est pour cela qu'on les enferme ! Ils inspirent de la terreur aux autres membres de la société. Tous les asiles de ce pays, jusqu'au dernier, sont pleins de gens qui ne supportent pas la lanoline, la cellophane, le plastique, la télévision et les circonscriptions, de pauvres gens dont c'est le seul crime.



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dimanche 8 février 2009

Ravage par René BARJAVEL


Critique :
Ce livre est une merveille, le fondement même de ma pensée anarchico-réactionnaire. Imagine que ton monde s'effondre, que le "vernis social" (càd ce qui différencie ton voisin d'un chien enragé) s'effrite bien rapidement et que ta vie si aisée se transforme du jour au lendemain en une sanglante lutte pour ta survie. En gros, imagine que tu es un naufragé sans espoir de secours. Eh bien c'est ça le thème de ce livre.
A lire de toute urgence avant qu'il ne sorte du domaine de la science fiction.

Incipit :
PREMIERE PARTIE
LES TEMPS NOUVEAUX
« Vos gratte-ciel ? Ils sont bien petits ! »
(Déclaration de Le Corbusier aux journalistes new-yorkais)



François Deschamps soupira d'aise et déplia ses longues jambes sous la table.
Pour franchir les deux cents kilomètres qui le séparaient de Marseille, il avait traîné plus d'une heure sur une voie secondaire et supporté l'ardeur du soleil dans le wagon tout acier d'un antique convoi rampant. Il goûtait maintenant la fraîcheur de la buvette de la gare Saint-Charles. Le long des murs, derrière des parois transparentes, coulaient des rideaux d'eau sombre et glacée. Des vibreurs corpusculaires entretenaient dans Ja salle des parfums alternés de la menthe et du citron. Aux fenêtres, des nappes d'ondes filtrantes retenaient une partie de la lumière du jour. Dans la pénombre, les consommateurs parlaient peu, parlaient bas, engourdis par un bien-être que toute phrase prononcée trop fort eût troublé.
Au plafond, le tableau lumineux indiquait, en teintes discrètes, les heures des départs. Pour Paris, des automotrices partaient toutes les cinq minutes. François savait qu'il lui faudrait à peine plus d'une heure pour atteindre la capitale. Il avait bien le temps. En face de lui, la caissière, les yeux mi-clos, poursuivait son rêve.
Sur chaque table, un robinet, un cadran semblable à celui de l'ancien téléphone automatique, une fente pour recevoir la monnaie, un distributeur de gobelets de plastec, et un orifice pneumatique qui les absorbait après usage, remplaçaient les anciens « garçons ». Personne ne troublait la quiétude des consommateurs et ne mettait de doigt dans leur verre.

Morceaux choisis :
Le fait qu'il te suffise d'appuyer sur un bouton pour obtenir ce que tu désires ne fait pas de toi une fée.

Tout cela, dit-il, est notre faute. Les hommes ont libéré les forces terribles que la nature tenait enfermées avec précaution. Ils ont cru s’en rendre maîtres. Ils ont nommé cela le Progrès. C'est un progrès accéléré vers la mort. Ils emploient pendant quelque temps ces forces pour construire, puis un beau jour, parce que les hommes sont des hommes, c'est-à-dire des êtres chez qui le mal domine le bien, parce que le progrès moral de ces hommes est loin d'avoir été aussi rapide que le progrès de leur science, ils tournent celle-ci vers la destruction.

-Que se passe-t-il ? Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce que c'est ? Qu’est-ce qui nous arrive ?
Les esprits ne pouvaient pas comprendre encore, ni même imaginer quel bouleversant changement venait de se produire au sein de la nature, et formulaient en eux-mêmes une réponse rassurante, la seule qui leur semblât logique :
-De toute façon, ça ne peut pas durer. Tout va recommencer comme avant, dans quelques instants, tout de suite...
Mais les instants passaient, et la lumière ne revenait pas. L'angoisse serrait les cœurs. Si les esprits ne comprenaient pas le phénomène, les nerfs en sentaient la gravité.

La mort subite des moteurs rendait à l'homme et au globe terrestre leurs dimensions respectives. En une seconde, l'Amérique, tout à l'heure si proche, venait de reprendre sa place ancienne, au bout du monde. Si cet état de choses durait, nul ne saurait avant de longues années ce qui s'était passé là-bas ce soir. Chacun allait se retrouver dans un univers à la mesure de l'acuité de ses sens naturels, de la longueur de ses membres, de la force de ses muscles.

Il était mort. François le coucha sur l'herbe, fouilla ses poches. Elles contenaient trois carnets de chèques et une fortune en billets de cinq mille, dix mille et cinquante mille francs. François replaça toute cette paperasse dans les poches du mort. « Nous allons avoir besoin désormais, dit-il à voix basse, de valeurs plus solides. »

—Mais l'électricité n'a pas disparu, mon jeune ami. Si elle avait disparu, nous n'existerions plus, nous serions retournés au néant, nous et l'univers. Nous, et cette table, et ce caillou, tout cela n'est que combinaisons merveilleuses de forces. La matière et l'énergie ne sont qu'un. Rien ne peut en disparaître, ou tout disparaîtra ensemble. Ce qui se passe, c'est un changement dans les manifestations du fluide électrique. Un changement qui nous bouleverse, qui démolit tout l'édifice de science que nous avions bâti, mais qui n'a sans doute ni plus ni moins d importance pour 1’univers que le battement de l'aile d'un papillon. Il est évident que certains corps, comme les métaux, qui possédaient la propriété, dans certaines conditions, de capter, de conduire, de garder prisonnier ce fluide, ont tout à coup perdu cette faculté. Caprice de la nature, avertissement de Dieu ? Nous vivons dans un univers que nous croyons immuable parce que nous l'avons toujours vu obéir aux mêmes lois, mais rien n'empêche que tout puisse se mettre brusquement à changer, que le sucre devienne amer le plomb léger et que la pierre s'envole au lieu de tomber quand la main la lâche. Nous ne sommes rien, mon jeune ami, nous ne savons rien..

Parfois le vent tombait, et la chaleur de 1’enfer traversait la Seine. D’un seul coup elle touchait au visage toute la foule qui reflétait cent mille fois, sur ses joues suantes, la danse du feu. La foule criait et se contractait vers la nuit, poursuivie par l'odeur incandescente. Tout ce que ce peuple connaissait, ce qu'il aimait, ce qu'il touchait, ce qu il mangeait, chair, étoffes, bois, murs, la terre, l'air, tout, transformé en flamme, en lumière, était dans cette odeur. Une odeur dont nul ne pourra se souvenir, car rien ne la rappelle, mais que personne n’oubliera, car elle a brûlé les narines, séché les poumons. C'était une odeur de monde qui naît ou qui meurt, une odeur d'étoile.
Dans toutes les églises, dont les cloches appelaient les fidèles à la pénitence, des prêtres se relayaient pour dire des messes, sans arrêt, toutes portes ouvertes, devant une assistance énorme, agenouillée jusque dans la rue. Des hommes, des femmes crièrent leurs péchés devant tous, appelèrent sur leurs épaules le poids du châtiment, pourvu que Dieu voulût bien arrêter le fléau dont il frappait la ville.
Vers minuit, le bruit courut que le cardinal Boisselier allait dire la messe à la Tour Eiffel. A la cime de la vieille Tour, une souscription publique avait élevé un autel d'or, à la veille de l'an 2000. De là-haut, à chaque Noël, le cardinal-archevêque bénissait la ville. La tradition persista même quand le Sacré-Cœur fut transporté sur la terrasse de la Ville Haute, et ravit à l'autel de la Tour le record d'altitude.
Le Sacré-Cœur détruit, l'autel de la Tour Eiffel dominait de nouveau la capitale blessée.
De toutes parts, les croyants, mystérieusement prévenus, accoururent vers le Champ-de-Mars. Les prêtres viennent en surplis, la haute croix en main, entourés d'enfants de chœur qui balancent les encensoirs, suivis de tous les fidèles de leur paroisse, qui chantent des cantiques et serrent dans leurs mains les cierges allumés de l'église.
Les cortèges cheminent dans les rues, dans une lumière d'or, une odeur d'encens et de sueur, un grondement de centaines de voix d'hommes que percent les soprani des vieilles filles. Toutes les fenêtres s'ouvrent. Les indifférents, les sceptiques, ébranlés par la peur, se sentent pris de doute. Bouleversés, ils se joignent, en larmes, à la foule.
De longues chenilles lumineuses s'étirent vers la Tour Eiffel, se rejoignent et se confondent en un lac palpitant de cent mille flammes. Le vent s'est entièrement calmé, comme pour épargner les cierges. I A foule y voit un signe du Ciel et redouble de ferveur. Vingt cantiques différents, clamés chacun par des milliers de fidèles, composent un prodigieux choral qui monte vers les étoiles comme la voix même de la Ville suppliante.
Le vénérable cardinal Boisselier, âgé de quatre-vingt-deux ans, n'a pas voulu qu'on l'aidât à monter les marches de la Tour. Il en a gravi, seul, cent vingt-trois. A la cent vingt-quatrième, il est tombé foudroyé par l'émotion et l'effort. Quatre jeunes prêtres qui l'accompagnaient ont pris son corps sur leurs épaules, ont continué l'ascension. D'autres prêtres, d'autres encore, les suivent sur les marches étroites. Le peuple des fidèles voit un ruban de lumière se visser peu à peu dans la Tour, atteindre enfin la dernière plate-forme. Une immense clameur monte jusqu'aux prêtres, les dépasse, rejoint le nuage de fumée qui s'étend sur le ciel. Le plus jeune des quatre abbés commence l'office. En bas, c'est maintenant le silence. Un grand mouvement fait onduler les flammes des cierges. La multitude vient de s'agenouiller. Elle se tait, Elle écoute. Elle n'est qu'une vaste oreille ouverte vers le haut de la tour. Mais rien ne lui parvient des bruits de la messe. Elle n'entend que le lourd grondement de l'incendie.
Au bord de la Seine, un curé se redresse. De toute la force de ses poumons, il crie la première phrase de la vieille prière : « Notre Père qui êtes aux cieux... » Toutes les bouches la répètent. Les bras se tendent vers le Père courroucé. L'une après l'autre, les phrases roulent sur la place, comme la vague de la marée haute. La prière finie, la l'ouïe la reprend et s'arrête sur deux mots : « Délivrez-nous ! Délivrez-nous ! » Elle les répète, encore et encore, elle les crie, elle les psalmodie, elle les chante, elle les hurle.
« Délivrez-nous ! Délivrez-nous !... »
De l'autre côté de la Seine une coulée de quintessence enflammée atteint, dans les sous-sols de la caserne de Chaillot, ancien Trocadéro, le dépôt de munitions et le laboratoire de recherches des poudres. Une formidable explosion entrouvre la colline. Des pans de murs, des colonnes, des rochers, des tonnes de débris montent au-dessus du fleuve, retombent sur la foule agenouillée qui râle son adoration et sa peur, fendent les crânes, arrachent les membres, brisent les os. Un énorme bloc de terre et de ciment aplatit d'un seul coup la moitié des fidèles de la paroisse du Gros-Caillou. En haut de la Tour, un jet de flammes arrache l'ostensoir des mains du prêtre épouvanté. Il se croit maudit de Dieu, il déchire son surplis, il crie ses péchés. Il a envié, parjuré, forniqué. L'enfer lui est promis. Il appelle Satan. Il part à sa rencontre. Il enjambe la balustrade et se jette dans le vide. Il se brise sur les poutres de fer, rebondit trois fois, arrive au sol en lambeaux et en pluie.
Le vent se lève. Un grand remous rabat au sol un nuage de fumée ardente peuplé de langues rouges. Une terreur folle secoue la multitude. C'est l'enfer, ce sont les démons. Il faut fuir. Un tourbillon éteint en hurlant les derniers cierges. Dieu ne veut pas pardonner.

-Insensé crie le vieillard. Le cataclysme qui faillit faire périr le monde est-il déjà si lointain qu'un homme de ton âge ait pu en oublier la leçon ? Ne sais-tu pas, ne vous l'ai-je pas appris à tous, que les homes se perdirent justement parce qu'ils avaient voulu épargner leur peine ? Ils avaient fabriqué mille et mille et mille sortes de machines. Chacune d'elles remplaçait un de leurs gestes, un de leurs efforts. Elles travaillaient, marchaient, regardaient, écoutaient pour eux. Ils ne savaient plus se servir de leurs mains. Ils ne savaient plus faire effort, plus voir plus entendre. Autour de leurs os, leur chair inutile avait fondu. Dans leurs cerveaux, toute la connaissance du monde se réduisait à la conduite de ces machines. Quand elles s’arrêtèrent, toutes à la fois, par la volonté du Ciel, les hommes se trouvèrent comme des huîtres arrachées à leurs coquilles. Il ne leur restait qu'à mourir...





lundi 15 septembre 2008

Retour au meilleur des mondes par Aldous HUXLEY

Préface :
L'essence du bel esprit peut devenir la substance même du mensonge. Si élégante et amie de la mémoire qu'elle soit, la concision ne peut jamais, dans la nature des choses, rendre compte de tous les faits composant une situation complexe. Sur un pareil thème, on ne peut être concis que par omission et simplification, deux procédés qui nous aident à comprendre, certes - mais, dans bien des cas, de travers - les formules adroitement tournées de l'abréviateur et non pas l'immense réalité ramifiée dont ces notions ont été abstraites avec tant d'arbitraire.

Il est vrai que la vie est courte et la connaissance sans limites : personne n'a le temps de tout savoir et dans la pratique, nous sommes généralement contraints de choisir entre un exposé trop court ou point d'exposé du tout. L'abréviation est un mal nécessaire et celui qui la pratique doit essayer de se tirer le mieux possible d'une tâche qui, bien qu'intrinsèquement mauvaise, vaut encore mieux que rien. Il faut qu'il apprenne à simplifier sans aller jusqu'à déformer. Il faut qu'il apprenne à faire porter toute son attention sur les éléments essentiels d'une situation, mais sans négliger trop des à-côtés qui nuancent la réalité. De cette façon, il parviendra peut-être à restituer non pas toute la vérité (car elle est incompatible avec la brièveté dans la plupart des sujets importants) mais considérablement plus que les dangereuses approximations qui ont toujours été la monnaie courante de la pensée.

Le problème de la liberté et de ses ennemis est énorme, ce que j'en ai écrit est certainement trop Court pour qu'il soit traité comme il le mérite, mais j'en ai au moins effleuré de nombreux aspects. Chacun d'entre eux a peut-étre été simplifié à l'excès dans l'exposé, mais ces esquisses successives se superposent pour former un tableau qui, je l'espère, donne au moins une idée de l'immensité et de la complexité de l'original.

Seuls manquent (non parce qu'ils sont négligeables, mais pour des raisons de simple commodité et parce que je les ai déjà étudiés en d'autres occasions) les ennemis mécaniques et militaires de la liberté - les armes et la « quincaillerie » qui ont si puissamment renforcé l'étau dans lequel des maîtres du monde broient leurs sujets et les préparatifs, plus ruineux encore, de guerres toujours plus insensées parce qu'elles sont autant de suicides. Le lecteur devra replacer les chapitres qui suivent devant cette sombre toile de fond : révolte et répression en Hongrie, bombes H, coût de ce que chaque nation qualifie de « défense », interminables, colonnes de jeunes gens sans uniforme, blancs, noirs, rouges, jaunes, marchant docilement vers la fosse commune.

Morceaux Choisis :

Toutes les dictatures n'ont pas la même origine, bien des chemins mènent au Meilleur des Mondes, mais le plus direct et le plus large est peut-être celui que nous parcourons aujourd'hui, celui qui y conduit par la prolifération gigantesque et l'accroissement accéléré.

En attendant, nous nous trouvons en face d'un problème moral des plus angoissants. Nous savons que la poursuite de fins louables ne justifie pas l'emploi de moyens répréhensibles. Mais que dire de ces situations, si fréquentes maintenant, dans lesquelles des moyens louables ont des effets qui s'avèrent mauvais?

Aider les malheureux est bien, évidemment, mais non moins évidemment, transmettre de façon massive à nos descendants les résultats de mutations défavorables et conta- miner peu à peu la réserve génétique commune où devront puiser les membres de notre espèce, est mal. Nous sommes pris entre une enclume et un marteau moraux; trouver la voie moyenne permettant d'éviter l'un et l'autre exigera toute notre intelligence et notre bonne volonté.

Quelles ont été les répercussions des perfectionnements techniques sur les hommes au cours de ces récentes années? Voici la réponse que donne le Dr Erich Fromm, philosophe-psychiatre :
« Notre société occidentale contemporaine, malgré ses progrès matériels, intellectuels et sociaux, devient rapidement moins propre à assurer la santé mentale et tend à saper, dans chaque individu, la sécurité intérieure, le bonheur, la rai- son, la faculté d'aimer; elle tend à faire de lui un automate qui paie son échec sur le plan humain par des maladies mentales toujours plus fréquentes et un désespoir qui se dissimule sous une frénésie de travail et de prétendu plaisir. »

Nos « maladies mentales toujours plus fréquentes » peuvent trouver leur expression dans les symptômes des névroses, très voyants et des plus pénibles. Mais, « gardons-nous », écrit le Dr Fromm, « de définir l'hygiène mentale comme la prévention des symptômes. Ces derniers ne sont pas nos ennemis, mais nos amis; là où ils sont, il y a conflit et un conflit indique toujours que les forces de vie qui luttent pour l'harmonisation et le bonheur résistent encore ». Les victimes vraiment sans espoir se trouvent parmi ceux qui semblent les plus normaux. Pour beaucoup d'entre eux, c'est « parce qu'ils sont si bien adaptés à notre mode d'existence, parce que la voix humaine a été réduite au silence si tôt dans leur vie, qu'ils ne se débattent même pas, ni ne souffrent et ne présentent pas de symptômes comme le font les névrosés ». Ils sont normaux non pas au sens que l'on pourrait appeler absolu du terme, mais seulement par rapport à une société profondément anormale et c'est la perfection de leur adaptation à celle-ci qui donne la mesure de leur déséquilibre mental. Ces millions d'anormalement normaux vivent sans histoires dans une société dont ils ne s'accommoderaient pas s'ils étaient pleinement humains et s'accrochent encore à « l'illusion de l'individualité », mais en fait, ils ont été dans une large mesure dépersonnalisés. Leur conformité évolue vers l'uniformité. Mais « l'uniformité est incompatible avec la liberté, de même qu'avec la santé mentale... L'homme n'est pas fait pour être un automate et s'il en devient un, le fondement de son équilibre mental est détruit ».

On peut définir la science comme la réduction de la multiplicité à l'unité. Elle s'efforce d'expliquer les phénomènes indéfiniment divers de la nature en négligeant de propos délibéré le caractère unique des événements particuliers, pour se concentrer sur ce qu'ils ont de commun et en abstraire finalement quelque « loi » qui permette d'en rendre compte de façon logique et de travailler sur eux.

C'est dans le domaine social, en politique et en économie, que la volonté a ordre devient vraiment dangereuse.
Là, la réduction théorique de l'ingouvernable multiplicité à l'unité compréhensible devient la réduction pratique de la diversité humaine à l'uniformité crétinisée, de la liberté à la servitude. En politique, l'équivalent d'une théorie scientifique ou d'un système philosophique parfaitement achevé, c'est une dictature totalitaire. En économie, l'équivalent d'une oeuvre d'art harmonieusement composée, c'est l'usine fonctionnant sans à-coups dans laquelle les ouvriers sont parfaitement adaptés aux machines. La volonté à ordre peut faire des tyrans de ceux qui aspirent simplement à déblayer le gâchis. La beauté du rangement sert de justification au despotisme.

La vie urbaine est anonyme et pour ainsi dire abstraite. Les êtres ont des rapports non pas en tant que personnalités totales, mais en tant que personnifications de structures économiques ou, quand ils ne sont pas au travail, d'irresponsables à la recherche de distractions. Soumis à ce genre de vie, l'individu tend à se sentir seul et insignifiant; son existence cesse d'avoir le moindre sens, la moindre importance.

Au point de vue biologique, l'homme est un animal modérément grégaire, non pas tout à fait social; il ressemble plus au loup, par exemple, ou à l'éléphant, qu'à l'abeille ou à la fourmi. Dans leur forme originelle, ses Sociétés n'ont rien de commun avec la ruche ou la fourmilière : ce sont de simples bandes. La civilisation este entre autres choses, le processus par lequel les bandes primitives sont transformées en un équivalent, grossier et mécanique, des communautés organiques d'insectes sociaux. A l'heure présente, les pressions du surpeuplement et de l'évolution technique accélèrent ce mouvement. La termitière en est arrivée à représenter un idéal réalisable et même, aux yeux de certains, souhaitable. Inutile de dire qu'il ne deviendra jamais réalité. Un gouffre immense sépare l'insecte social du mammifère avec son gros cerveau, son instinct grégaire très mitigé et ce gouffre demeurerait, même si l'éléphant s'efforçait d'imiter la fourmi. Malgré tous leurs efforts, les hommes ne peuvent que créer une organisation et non pas un organisme social. En s'acharnant à réaliser ce dernier, ils parviendront tout juste à un despotisme totalitaire.

Jefferson a écrit : « […] Nous, fondateurs de la nouvelle démocratie américaine, nous croyons que l'homme est un animal raisonnable, doté par la nature de droits ainsi que d'un sens inné de la justice, que l'on peut empêcher de nuire et confirmer dans le bien au moyen de pouvoirs modérés, confiés à des personnes de son propre choix et maintenues dans leurs devoirs par une dépendance à l'égard de sa volonté. » Pour des oreilles post-freudierines, ce genre de langage rend un son d'une touchante et cocasse naïveté. Les êtres humains sont sérieusement moins rationnels et foncièrement justes que le supposaient les optimistes du dix-huitième siècle. Par contre, ils ne sont ni si aveugles moralement, ni si irrémédiablement déraisonnables que les pessimistes du vingtième voudraient nous le faire croire. Malgré l'id et le subconscient, malgré les névroses endémiques, et la prédominance de niveaux intellectuels très bas, la plupart des hommes et des femmes sont sans doute assez honnêtes et raisonnables pour qu'on leur confie la direction de leur propre destinée.

Nous autres Occidentaux avons eu le suprême bonheur de pouvoir faire la grande expérience de l'indépendance politique dans de bonnes conditions. Mais il semble maintenant qu'en raison de changements récents intervenus dans notre situation, cette chance infiniment précieuse nous soit peu à peu retirée. Et bien sûr, ce n'est pas tout. Ces forces impersonnelles aveugles ne sont pas les seuls ennemis de la liberté individuelle et des institutions démocratiques. Il en existe d'autres, d'un caractère moins abstrait, qui peuvent être sciemment utilisées par des hommes avides de pouvoir et dont le but est d'établir leur domination, partielle ou totale, sur leurs semblables.

En ce qui concerne la propagande, les premiers partisans de l'instruction obligatoire et d'une presse libre ne l'envisageaient que sous deux aspects : vraie ou fausse. Ils ne prévoyaient pas ce qui, en fait, s'est produit - le développement d'une immense industrie de l'information, ne s'occupant dans l'ensemble ni du vrai, ni du faux, mais de l'irréel et de l'inconséquent à tous les degrés. En un mot, ils n'avaient pas tenu compte de la fringale de distraction éprouvée par les hommes.
Dans le passé, la plupart n'avaient jamais la possibilité de l'assouvir complètement; ils le désiraient avec ardeur, mais on ne leur en fournissait pas l'occasion. Noël venait, mais une fois l'an seulement, les fêtes étaient « solennelles et rares », il y avait peu de lecteurs, très peu à lire et ce qui approchait le plus d'un cinéma de quartier, c'était l'église paroissiale où les représentations, bien que fréquentes, étaient quelque peu monotones.

Une société dont la plupart des membres passent une grande partie de leur temps, non pas dans l'immédiat et l'avenir prévisible, mais quelque part dans les autres mondes inconséquents du sport, des feuilletons, de la mythologie et de la fantaisie métaphysique, aura bien du mal à résister aux empiétements de ceux qui voudraient la manipuler et la dominer.

Un homme ou une femme entre en contact direct avec la société de deux façons : en tant que membre soit de quelque groupe familial professionnel ou religieux, soit d'une foule. Les groupes sont capables d'être aussi moraux et intelligents que les individus qui les composent, une foule est chaotique, sans volonté propre et capable de tout sauf d'une action intelligente ou d'une pensée réaliste. Rassemblés dans son magma, les humains perdent leur faculté de raisonner et de faire un choix en matière de morale. Leur suggestibilité est accrue à un point tel qu'ils cessent d'avoir le moindre jugement, la moindre volonté propre. Ils deviennent excitables, perdent tout sens de leurs responsabilités personnelles ou collectives, sont sujets à de brusques accès de rage, d'enthousiasme et de panique. En un mot, l'homme, dans une foule, se comporte comme s'il avait avalé une forte dose d'un puissant alcool, il est victime de ce que j'ai appelé l'« empoisonnement grégaire ». Comme l'alcool, ce poison est une substance active, faisant sortir de soi-même; l'individu qui souffre de ses effets échappe aux responsabilités, à l'intelligence et à la moralité pour se réfugier dans une sorte d'animalité frénétique et vide.

« Toute propagande efficace », a écrit Hitler, « doit se borner au strict indispensable, puis s'exprimer en quelques formules stéréotypées. » Celles-ci doivent être constamment reprises, car « seule la répétition constante réussira finalement à graver une idée dans la mémoire d'une foule ». La philosophie nous enseigne à douter de ce qui nous paraît évident. La propagande, au contraire, nous enseigne à accepter pour évident ce dont il serait raisonnable de douter.

Chaque homme, de même que chaque sujet de laboratoire, a sa limite d'endurance personnelle; la plupart l'atteignent au bout de trente jours de tension plus ou moins continuelle dans les conditions du combat moderne; les plus sensibles succombent en quinze jours seulement, les plus coriaces durent de quarante-cinq à cinquante jours, mais en fin de compte, tous s'écroulent, c'est-à-dire tous ceux qui étaient normaux au départ, car, ironie assez amère, les seuls qui puissent soutenir indéfiniment la tension imposée par la guerre moderne sont les malades mentaux. La folie individuelle est immunisée contre les conséquences de la démence collective.

dimanche 17 août 2008

La Faim du tigre par René BARJAVEL

Critique :
En s'essayant à l'essai, Barjavel nous livre ce qui, pour moi, est l'une de ses meilleures oeuvres.
Il y est question du tout et du rien, du divin et de l'humain, de la vie, de l'espèce, du sexe et de la mort, en bref un foisonnement de questions dérangeantes et des réponses qui ne le sont pas moins.
La lecture terminée, on se sent comme un nouveau né : plongé dans un monde que l'on voit pour la première fois et que nous n'avons pas les moyens de comprendre.
On se sent tout au coeur du grand rien, ou rien au coeur du grand tout, qu'importe tant que fleurit le marronier et que chante le rossignol, le tourbillon de la vie s'agite inexorablement sans se questionner, ne devrions nous pas l'imiter ?
"Je donnerais tous mes autres livres pour celui-ci" nous disait Barjavel, c'est un peu vrai tant ce texte nous montre une nouvelle facette de ce gr
and romancier : celle d'un homme aux milles questions, celle d'un grand penseur et d'un non moins grand philosophe, au sens éthymologique du terme, en bref, celle de ce que les anciens nommaient un Sage.
Ami lecteur, je t-y invite, plonge dans cette oeuvre comme si ta vie en dépendait, car en vérité ta Vie en dépend.


Incipit :
Jamais je ne m'habituerai au printemps. Année après année, il me surprend et m'émerveille. L'âge n'y peut rien, ni l'accumulation des doutes et des amertumes. Dès que le marronnier allume ses cierges et met ses oiseaux à chanter, mon coeur gonfle à l'image des bourgeons. Et me voilà de nouveau sûr que tout est juste et bien, que seule notre maladresse a provoqué l'hiver et que cette fois-ci nous ne laisserons pas fuir l'avril et le mai.
Le ciel est lavé, les nuages sont neufs, l'air ne contient plus de gaz de voitures, on ne tue plus nulle part l'agneau ni l'hirondelle, tout à l'heure le tilleul va fleurir et recevoir les abeilles, les roses vont éclater et cette nuit le rossignol chantera que le monde est une seule joie. Tout recommence avec des chances neuves et, cette fois, tout va réussir. J'ai un an de moins que l'an dernier. Non, pas un an, toute ma vie de moins. Je suis une source qui commence. C'est la grande illusion annuelle. Le règne végétal s'y laisse prendre en premier. D'un seul élan, des milliards d'arbres et de plantes ressurgissent, poussent des tiges enthousiastes, déplient des feuilles parfaites qui n'ont pas de raison de ne pas être éternelles. Pourtant, dans l'autre moitié du monde, l'automne est déjà là et a jeté au sol ces merveilles que l'hiver va pourrir.
Mais pour nous que le printemps aborde, l'automne est invraisemblable et l'hiver n'a pas plus de réalité que la mort. Le marronnier est blanc comme des communiantes, le pécher est une flamme rose, le lilas une torche. Dans tous les jardins, les champs et les forêts, dans les immensités cultivées ou sauvages, sur chaque centimètre carré de terre non déserte, c'est le prodigieux déploiement de l'amour végétal silencieux et lent.
Chaque fleur est un sexe. Y avez vous pensé quand vous respirez une rose ? Chaque fleur est même, le plus souvent, deux sexes, le mâle et la femelle, et sa vie brève est, dans un flamboiement de beauté, l'accomplissement de l'amour. Le pêcher rose se fait l'amour par toutes ses fleurs, et chaque graminée en fait autant, et les champs de la Beauce et de l'Ukraine, plus loin que tous les horizons, sont d'immenses champs d'amour. Dans la moitié du monde, en quelques semaines, plantes et arbres libèrent des milliards de tonnes de pollen dont les graines microscopiques vont pour la plupart se perdre au vent. Quelques-uns, par la grâce du hasard, de la brise ou des insectes, atteindront un pistil dans son érection figée et iront féconder les ovules. Pour que la vie continue.
Pour que la vie continue, le règne animal à son tour s'émeut. Dans les forêts et les champs, sous les cailloux, sous les écorces, dans l'épaisseur de la terre et dans le vent, toutes les espèces animales, du ciron à l'éléphant, jettent leurs mâles à l'assaut des femelles. Dans chaque trou d'eau, dans les mares, les fleuves et les mers, les femelles des poissons pondent des milliards d'œufs sur lesquels les mâles viennent projeter leur semence.
Pendant quelques jours, les eaux vivantes ne sont plus qu'un immense brassage séminal.
Dés que les alevins jaillissent en bouquet de ce magma générateur, leur agitation naïve attire vers eux les gueules affamées. La plupart sont aspirés, avalés, digérés dans les premiers instants de leur existence. Quelques-uns auront le temps de mûrir et de devenir poissons et de pondre à leur tour avant d'être avalés.
Quelques-uns. Assez pour que la vie continue.

Morceaux Choisis :
Tout être vivant normalement constitué n'est qu'un organe de reproduction. Les organes divers qui lui sont associés sont tous à son service et n'existent que pour lui permettre de survivre, et d'accomplir sa mission.
La matière vivante ne semble pas avoir d'autre raison d'être que de s'étendre dans l'espace et se perpétuer dans le temps.
Les espèces et les individus chargés d'assurer cette double expansion n'ont aucune possibilité de se soustraire à leur devoir, leur existence est aussi froidement tendue par lui que le fil à plomb par la pesanteur. Même si le vent l'émeut, il revient toujours à la verticale, et c'est toujours autour d'elle qu'il balance.

L'homme se plaît à penser qu'il est un être total, indépendant, qui sait ce qu'il fait et fait ce qu'il veut dans le cadre des lois et des usages. En réalité, son existence individuelle n'est qu'une illusion destinée à lui donner, pendant le temps utile à l'espèce, le goût de la vie, afin qu'il la conserve et la transmette.
Il n'est qu'un porteur de germes. Il doit donner la vie qu'il a reçue, il ne sert qu'à cela, il naît, pense, travaille, se bat, souffre uniquement pour cela, et s'il meurt sans l'avoir fait, d'autres l'ont fait autour de lui, son existence inutile ne compte pas plus que son existence utile, ce qui compte, c'est la vie de l'espèce.

Au cours des siècles, en ouvrant avec un couteau son corps fermé sur ses secrets, l'homme a fini par apprendre en partiecomment il fonctionne. Mais le prodige n'est pas qu'il sache enfin, à peu près, à quoi sert chacun de ses organes, c'est que chaque organe sache, lui, à quoi il doit servir.

Déterminé par ses constituants, emporté par ce qu'il constitue, impuissant à se diriger, ignorant de sa direction, l'être humain n'a qu'une apparence de vie autonome. Son existence individuelle est une supercherie.

Le tout tourbillonnant immobile en voyage depuis où jusques à quand. Toi zéro. Toi, tes coliques, ton envie de sexe et de légion d'honneur, ton petit ventre à soupe, tes seins d'amour, tes moustaches, ta robe de soie, ta fameuse cervelle, ta belle jambe, toi zéro.
Tu as repris ta place dans le vent et la marée. Mais inquiet. Brûlant le sable, dure la chaise. A quoi bon ces durillons aux fesses, ces mains calleuses, cette fumée par les oreilles ? A quoi bon cette bataille ? Naître, vivre, mourir ? Vivre ? Vivre ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Ce n'est pas toi qui répondras, ni moi non plus. Mais, sans espoir de réponse, si tu ne crie pas la question, alors tu n'es qu'un os...

Tout a dégénéré en même temps. Les marchands se sont introduits entre les artisans, la paroisse est devenue un corps obèse, le prètre a oublié le sens des mots qu'il prononce et des gestes qu'il dessine machinalement au-dessus de l'autel désert. Personne ne connaît plus personne, ni soi-même. La science de l'homme est totalement perdue. L'homme d'aujourd'hui ne sait ni où il est, ni pourquoi il est, ni ce qu'il est. Tandis que l'emportent les forces énormes qui maintiennent la création dans son équilibre tourbillonant, il n'a d'autres ressources, pour échapper au désespoir, que de se fabriquer des illusions qui le rassurent en ramenant ses horizons aux limites de son égoïsme le plus étroit.

Dieu ?
Il faut se méfier des noms et des mots.
Dieu. L'espèce. Les ordres. L'univers. Dieu ?
Quelqu'un, quelque chose semble avoir organisé la vie.
Il est bien difficile de croire que tant de merveilles, tant d'astuces miraculeuses, tant d'ingéniosité efficace soient l'effet du hasard et de la chimie.
Dieu ?
Le nom de Dieu a trop servi.
On s'en est trop servi.
Quand on le prononce ou l'écrit aujourd'hui, une foule d'images se lèvent et occupent tout l'esprit. A sa place. Il est très difficile de penser Dieu sans évoquer une Eglise. Alors Dieu devient, dans l'esprit qui le pense, tel que l'Eglise le propose, c'est à dire impossible. Les Eglises sont devenues des barrières entre l'homme et le divin.
Le Dieu dont nous avons besoin pour comprendre les mystères qui nous angoissent ne peut rien avoir de commun avec cette imagerie pour enfant que des religions déshabitées proposent à des fidèles indifférents. Dieu, le Créateur, Notre-Seigneur, tout cela fait grand prêtre de Babylone dans un spectacle du Châtelet. Un barbu en technicolor sur grand écran. C'est à pleurer de tristesse et de fureur. Dieu. Ce nom qu'on nous tend n'a plus de sens. Son vrai nom, celui qui expliquait tout, a été caché depuis si longtemps et si obstinément que ceux-là même qui le cachaient l'ont oublié.
Dieu
Il n'y a pas d'autre nom.
Et il ne désigne plus rien.

On a calculé que si on réunissait tous les êtres humains vivant sur la Terre, et si on parvenait à supprimer le vide de leurs atomes, toutes les particules qui composent l'espèce humaine tiendraient dans un dé à coudre.
Un dé à coudre de particules, et du néant, pour construire trois milliards d'hommes, quel que soit le maçon, il sait tirer parti des briques !

Je suis un trois milliardième de dé à coudre.
Cet acier dur, c'est du vide, tourbillons, néant.
C'est un couteau zéro. Ma main pareil. Mon coeur non plus... Pourtant, si cette main zéro prend ce couteau de vide et le plante dans ce coeur de rien...
Aïe!...
La vie, la mort, la souffrance ne tiennent pas dans le dé à coudre.

Le Dieu-papa que nous proposent les religions leucémiques est une tentative aussi dérisoire et aussi cocasse d'apaiser notre soif que l'octroi d'une goutte de sirop à un déshydraté.

La guerre est un processus d'automutilation déclenchée au sein de l'espèce humaine par la violation de la loi d'équilibre du monde vivant.

L'homme-outil-machine n'est sans doute pas, en soi, une faute ou une erreur, un crime contre le vivant. Son erreur et son crime, c'est d'uttiliser ses mains, ses outils, son intelligence en dehors de sa fonction, pour le seul développement matériel mathématique de l'espèce, sans harmonie ni équilibre de celle-ci en elle-même ni avec les autres parties de monde vivant. C'est la caractéristique même de la prolifération cancéreuse.

Si Dieu avait eu besoin d'être adoré, il n'eût crée que des chiens. Le chien est bien plus apte que l'homme
à l'amour.

Une religion est comme un enfant que son père a envoyé porter un message à l'autre bout de la ville. Pour ne pas l'oublier, pour ne pas se tromper, l'enfant a appris le message par coeur et l'a répété mille fois en chemin. Peu à peu le message a pris le rythme de sa respiration, de ses pas, a perdu ses points, ses virgules, ses mots, et quand il est enfin délivré à son destinataire par la bouche qui l'a moulu tout le long de la route, il n'est plus qu'une suite de syllabes sans articulation ni signification.
Tout y est pourtant. Il suffit peut-être de bien écouter pour retrouver les mots et la phrase. Ce n'est peut-être pas impossible.

Depuis des millénaires, les religions demandent aux hommes de croire, sans savoir. La seule forme de connaissance qui leur est permise est la connaissance intuitive, l'illumination intèrieure. C'est beaucoup leur demander.

Le temps de la connaissance fut celui ou tous les hommes entendaient.
Puis vint le temps de la foi, où ceux qui entendaient encore demandaient à ceux qui n'entendaient plus de leur faire confiance et de croire.
Aujourd'hui est le temps de la confusion. Personne n'entend plus rien, et tout le monde croit n'importe quoi.

Quel intérêt cela présent t-il pour quiconque et pour lui-même, que le pauvre Barjavel ou le pauvre Dupont vive éternellement ? Un Dupont éternel, un Barjavel inoxydable, indestructible, vous voyez ça ? Ca vous tente ? Vous vous plaisez tant que ça en votre compagnie ? Pour l'éternité ?
Ce n'est pas sérieux.
Une rose, peut-être vaudrait la peine...
Mais on sait ce qu'elles durent.

L'homme se trouve devant deux destins possibles : périr dans son berceau, de sa propre main, de son propre génie, de sa propre stupidité, ou s'élancer, pour l'éternité du temps, vers l'infini de l'espace, et y répandre la vie délivrée de la nécessité de l'assassinat.
Le choix est pour demain.
Il est peut-être déja fait.
Par un homme ? Par l'Espèce ? Par la vie ? Par le Plan ?
Par qui ?
Ou par QUOI ?

samedi 21 juin 2008

Peste par Chuck Palahniuk


Incipit :
1
Introduction

Wallace Boyer (Vendeur de voiture) : Comme la plupart des gens, je n’ai pas rencontré ni parlé à Rant Casey avant sa mort. C’est ce qui se passe généralement avec les gens connus, une fois cannés, leur cercle d’amis explose d’un seul coup. Quelqu’un de connu, une fois mort, ne peut pas faire dix mètres dans la rue sans rencontrer un million de meilleurs amis qu’il n’a jamais vus de sa vie.
Mourir, ç’a été la meilleure initiative que Jeff Dahmer et John Wayne Gacy aient jamais prise. Et après la mort de Gaetan Dugas, le nombre de gens qui ont dit avoir baisé avec lui a carrément crevé tous les plafonds.
Comme le disait toujours Rant Casey : les autres bâtissent une réputation en vous attaquant pendant que vous êtes en vie – ou en vous louant après.
Pour ma part, j’étais en avion, et voilà une espèce d’homme des bois qui s’assoit à côté. Avec la peau dans un état ! On aurait dit une vieille bagnole tout abîmée – pleine de traces de morsures, toute crevassée et couverte de bubons, et sur le dos de ses mains, c’était encore pire, affreux à voir.
L’hôtesse arrive, elle lui demande ce qu’il veut boire. Et puis elle lui demande de me passer mon verre, si ça ne l’ennuie pas : whisky-glace. Mais quand j’ai vu ces espèces de doigts de monstres autour du gobelet, avec les jointures toutes rongées, je n’ai même pas réussi à le porter à mes lèvres.
Avec l’épidémie, on n’est jamais trop prudent. À l’aéroport, juste après le détecteur de métaux, on était obligés de parler dans un détecteur de fièvre, comme ils en uttilisaient au départ pour contrôler le SRAS. Le gouvernement dit que la plupart des gens ne savent pas qu’ils sont infectés. On peut se sentir en pleine forme, mais si le détecteur se met à faire bip-bip parce que vous avez la fièvre, vous disparaissez, direction la quarantaine. Pour le reste de vos jours, peut-être. Sans procès ni rien.
Moi, je ne prends pas de risque, je rabaisse la tablette et je pose mon whisky dessus. Et je le regarde se diluer, devenir plus clair, jusqu’à ce que la glace ait fondu.
N’importe quel commercial vous le dira : la répétition, c’est la clef du talent, pour un vendeur. Et c’est en établissant une communication qu’on rapporte un maximum de blé à la concession.
On peut s’améliorer en toute circonstance. Un bon truc, pour se souvenir d’un nom, c’est de regarder la personne droit dans les yeux, assez longtemps pour enregistrer leur couleur : vert, marron ou bleu. Ça s’appelle un Schéma d’Interruption : ça empêche d’oublier, comme on le ferait sinon.
Ce cow-boy, là, il avait les yeux vert pétant. Vert antigel.

Morceaux Choisis :
Voilà comment la vie peut basculer en une seconde.
Comment l’avenir que vous aurez demain ne sera pas le même que celui que vous aviez hier.

Andy Warhol avait tort. Dans l’avenir, les gens n’auront pas droit à un quart d’heure de célébrité. Non, dans l’avenir, tout le monde sera assis au moins un quart d’heure à côté de quelqu’un de célèbre. Mary Typhoïde ou Ted Bundy ou Sharon Tate. L’histoire n’est faite que de monstres ou de victimes. Ou de témoins.

La grande raison pour laquelle les gens quittent une petite ville, disait toujours Rant, c’est parce qu’ils pourront rêver d’y revenir. Et la raison pour laquelleils y restent, c’est parce qu’ils peuvent rêver d’en partir.


Une manière de s’approprier ceux qu’on aime, c’est de leur donner un nom à soi. De leur coller sa marque, comme une étiquette.

Nous vivons tous cet instant là, celui ou nos parents nous voient soudain comme quelqu’un qui ne sera pas eux.

Dans des moments comme ça, on se sent comme une expérience ratée avec laquelle nos parents vont devoir vivre le reste de leur vie. Comme un gag, un lot de consolation ridicule. Et papa et maman, on les voit comme des dieux un peu débiles, qui n’ont pas trouvé en eux moyen de faire mieux que ça, soi.

Tu peux obliger plein de gens à participer au même mensonge, s’ils y ont un intérêt. Quand tout le monde répète le même mensonge, eh bien ce n’en est plus un du tout.

Dans la vie, tout revient à l’argent, ou à la chair, comme si elle ne pouvait pas être les deux à la fois. Ce serait un peu comme d’être à la fois vivant et mort. Et ça ce n’est pas possible. On est obligé de choisir.

Tout le monde n’apprécie pas le base-ball ou la pêche à la ligne, mais tout le monde est obsédé par soi-même.
On est toujours son propre violon d’Ingres. On est toujours le spécialiste de soi-même.

Un vendeur n’a qu’à vous prouver qu’il est aussi obsédé par vous que vous l’êtes vous-même. Sur quoi vous partagez tous deux la même passion : vous.

Le consensus le plus important, dans la société moderne, s’applique au système de circulation automobile. Au processus interactif par lequel un flot d’inconnus peut partager une même voie et s’y déplacer presque toujours sans incident. Il suffira d’un conducteur dissident pour créer l’anarchie.

La mort et moi, des jumeaux séparés à la naissance.

Echo Lawrence : Mais chaque fois que Rant atteignait l’orgasme, ou bien dans la seconde après qu’on s’était fait percuter par une autre équipe, quand il clignait des paupières en paraissant se rendre compte qu’il n’était pas mort, il souriait et disait toujours la même chose. Il souriait, comme ça, l’air un peu abruti, et il disait : « C’est ça qu’on devrait ressentir à l’église… »

Rant Casey sur DRVR Radio Graphic Traffic :
« … Et si la réalité n’était qu’une maladie ? »

Galton Nye : Protéger les générations futures est la responsabilité de tout citoyen honnête et productif, dans n’importe quelle société.

Vous êtes-vous déjà trouvé coincé dans un monde où vous représentez le pire cauchemar de tout le monde ?

Neddy Nelson : Et si, par exemple, quelqu’un remontait le temps et trafiquait le passé, comment le saurions-nous, tous ? Est-ce que la seule chose que nous connaissons, ce n’est pas la réalité présente ? Et si la réalité était sans cesse redistribuée – avec des changements minimes, infimes ? Ou bien si les gens en place avaient déjà trafiqué le passé pour prendre le pouvoir et nous disaient maintenant de ne pas jouer avec l’histoire, sinon nous allons remonter le temps et tuer nos ancêtres et les générations suivantes et finalement nous ne naîtrons jamais ?

Je veux dire, les gens qui contrôlent la finance et la politique, pourraient-ils inventer pire menace ? Ne prétendaient-ils pas à une époque que la terre était plate ? Qu’il était indispensable de rester à sa place, paysans et esclaves, sans bouger, sinon on passait par-dessus bord ?

Extrait des carnets de Green Taylor Simms (historien) : L’argument principal qui s’oppose à cette possibilité de voyage dans le temps est ce que les spécialistes appellent la « Théorie du grand-père ». Cette idée que celui qui remonterait le cours du temps pourrait tuer son propre aïeul, éliminant d’office la possibilité d’être lui-même né – et donc d’avoir jamais eu la possibilité de remonter le cours du temps pour commettre ce meurtre.
Dans un monde où des milliards d’individus croient que leur divinité a conçu un enfant mortel avec une vierge, il est frappant de constater à quel point la plupart des gens manquent d’imagination.

Bodie Carlyle (Ami d’enfance) : Dans la vie, vous voyez, les choses tournent bien ou mal, mais jamais pour longtemps. Et ensuite, elles tournent autrement.

Tout le monde veut être spécial – acquérir une certain statut parmi ses pairs – mais pas trop spécial non plus. La plupart des gamins veulent être spéciaux comme leurs copains le sont, ni plus ni moins.

Comment un individu intelligent est-il censé réagi, quand il s’aperçoit qu’il n’est que le produit d’un système malfaisant et corrompu ? Comment pouvez-vous continuer à vivre quand vous savez que chacune de vos respirations, chaque dollar que vous versez aux impôts, chaque enfant que vous concevez et aimez, ne servira qu’à alimenter et perpétuer un système pourri ?

C’est peut-être comme ça que se créent toutes les grandes figures religieuses : les amis et connaissances disent et répètent qu’il est génial, en font des tonnes, histoire de simplement tirer leur coup. On voit très bien saint Pierre dans un bar en train de draguer une gonzesse. « Ouais, j’ai pas mal bourlingué avec Jésus Christ, c’était mon meilleur pote… »

Peut-être que les gens ne voyagent pas dans le temps. C’est peut-être des mensonges de ce genre, n’importe quoi pour ne pas envisager la puanteur de la mort – de la mort d’un noir d’encre, la mort éternelle -, ce genre de mensonges quand même plus bandant, qui est à la base de toutes les religions du monde.


Neddy Nelson : Posez-vous la question : qu’est ce que j’ai pris au petit déjeuner, aujourd’hui ? Qu’est ce que j’ai mangé pour dîner, hier soir ?
Vous voyez comme la réalité s’efface vite ?