Salut à toi noble Voy(ag)eur

Et bienvenue dans cette bibliothèque, havre de guerre et de psychose, dans une toile aseptisée laissant malheureusement si peu de place à la folie ou à la mort.

Eh bien installe toi bien inconfortablement, tu es entre de bonnes mains. Bien sûr le lieu est encore un peu vide, mais fais moi confiance, d'ici peu tu louera ce moment béni ou tant d'hérésies t-étaient encore étrangère.

Mes armes : Des livres qui posent le plus souvent plus de questions qu’ils ne donnent de réponses, des écrits naviguant entre génie et folie, des œuvres parfois à tort méconnues ou oubliées, mais dont le ton est toujours à l’opposée de cette monoculture de masse volontiers futile et volontairement abrutissante.

Mon objectif : faire découvrir à ton cerveau, inexorablement engourdi par les dictats d'un monde aseptisé, les merveilles de la névrose, l'esthétique du pire, ou le vertige que procure la vue de l'infini. Appelle celà Alter Philosophie ou Vile Prétention, comme bon te semble, mais si le coeur t-en dis, viens trouver ici le futur carburant de tes réflexions enfin dés-abusées.

Bonne lecture, et souviens toi que les mots sont omnipotents, car ils agissent sur la seule chose qui compte réellement à tes yeux : TOI.

lundi 15 septembre 2008

Retour au meilleur des mondes par Aldous HUXLEY

Préface :
L'essence du bel esprit peut devenir la substance même du mensonge. Si élégante et amie de la mémoire qu'elle soit, la concision ne peut jamais, dans la nature des choses, rendre compte de tous les faits composant une situation complexe. Sur un pareil thème, on ne peut être concis que par omission et simplification, deux procédés qui nous aident à comprendre, certes - mais, dans bien des cas, de travers - les formules adroitement tournées de l'abréviateur et non pas l'immense réalité ramifiée dont ces notions ont été abstraites avec tant d'arbitraire.

Il est vrai que la vie est courte et la connaissance sans limites : personne n'a le temps de tout savoir et dans la pratique, nous sommes généralement contraints de choisir entre un exposé trop court ou point d'exposé du tout. L'abréviation est un mal nécessaire et celui qui la pratique doit essayer de se tirer le mieux possible d'une tâche qui, bien qu'intrinsèquement mauvaise, vaut encore mieux que rien. Il faut qu'il apprenne à simplifier sans aller jusqu'à déformer. Il faut qu'il apprenne à faire porter toute son attention sur les éléments essentiels d'une situation, mais sans négliger trop des à-côtés qui nuancent la réalité. De cette façon, il parviendra peut-être à restituer non pas toute la vérité (car elle est incompatible avec la brièveté dans la plupart des sujets importants) mais considérablement plus que les dangereuses approximations qui ont toujours été la monnaie courante de la pensée.

Le problème de la liberté et de ses ennemis est énorme, ce que j'en ai écrit est certainement trop Court pour qu'il soit traité comme il le mérite, mais j'en ai au moins effleuré de nombreux aspects. Chacun d'entre eux a peut-étre été simplifié à l'excès dans l'exposé, mais ces esquisses successives se superposent pour former un tableau qui, je l'espère, donne au moins une idée de l'immensité et de la complexité de l'original.

Seuls manquent (non parce qu'ils sont négligeables, mais pour des raisons de simple commodité et parce que je les ai déjà étudiés en d'autres occasions) les ennemis mécaniques et militaires de la liberté - les armes et la « quincaillerie » qui ont si puissamment renforcé l'étau dans lequel des maîtres du monde broient leurs sujets et les préparatifs, plus ruineux encore, de guerres toujours plus insensées parce qu'elles sont autant de suicides. Le lecteur devra replacer les chapitres qui suivent devant cette sombre toile de fond : révolte et répression en Hongrie, bombes H, coût de ce que chaque nation qualifie de « défense », interminables, colonnes de jeunes gens sans uniforme, blancs, noirs, rouges, jaunes, marchant docilement vers la fosse commune.

Morceaux Choisis :

Toutes les dictatures n'ont pas la même origine, bien des chemins mènent au Meilleur des Mondes, mais le plus direct et le plus large est peut-être celui que nous parcourons aujourd'hui, celui qui y conduit par la prolifération gigantesque et l'accroissement accéléré.

En attendant, nous nous trouvons en face d'un problème moral des plus angoissants. Nous savons que la poursuite de fins louables ne justifie pas l'emploi de moyens répréhensibles. Mais que dire de ces situations, si fréquentes maintenant, dans lesquelles des moyens louables ont des effets qui s'avèrent mauvais?

Aider les malheureux est bien, évidemment, mais non moins évidemment, transmettre de façon massive à nos descendants les résultats de mutations défavorables et conta- miner peu à peu la réserve génétique commune où devront puiser les membres de notre espèce, est mal. Nous sommes pris entre une enclume et un marteau moraux; trouver la voie moyenne permettant d'éviter l'un et l'autre exigera toute notre intelligence et notre bonne volonté.

Quelles ont été les répercussions des perfectionnements techniques sur les hommes au cours de ces récentes années? Voici la réponse que donne le Dr Erich Fromm, philosophe-psychiatre :
« Notre société occidentale contemporaine, malgré ses progrès matériels, intellectuels et sociaux, devient rapidement moins propre à assurer la santé mentale et tend à saper, dans chaque individu, la sécurité intérieure, le bonheur, la rai- son, la faculté d'aimer; elle tend à faire de lui un automate qui paie son échec sur le plan humain par des maladies mentales toujours plus fréquentes et un désespoir qui se dissimule sous une frénésie de travail et de prétendu plaisir. »

Nos « maladies mentales toujours plus fréquentes » peuvent trouver leur expression dans les symptômes des névroses, très voyants et des plus pénibles. Mais, « gardons-nous », écrit le Dr Fromm, « de définir l'hygiène mentale comme la prévention des symptômes. Ces derniers ne sont pas nos ennemis, mais nos amis; là où ils sont, il y a conflit et un conflit indique toujours que les forces de vie qui luttent pour l'harmonisation et le bonheur résistent encore ». Les victimes vraiment sans espoir se trouvent parmi ceux qui semblent les plus normaux. Pour beaucoup d'entre eux, c'est « parce qu'ils sont si bien adaptés à notre mode d'existence, parce que la voix humaine a été réduite au silence si tôt dans leur vie, qu'ils ne se débattent même pas, ni ne souffrent et ne présentent pas de symptômes comme le font les névrosés ». Ils sont normaux non pas au sens que l'on pourrait appeler absolu du terme, mais seulement par rapport à une société profondément anormale et c'est la perfection de leur adaptation à celle-ci qui donne la mesure de leur déséquilibre mental. Ces millions d'anormalement normaux vivent sans histoires dans une société dont ils ne s'accommoderaient pas s'ils étaient pleinement humains et s'accrochent encore à « l'illusion de l'individualité », mais en fait, ils ont été dans une large mesure dépersonnalisés. Leur conformité évolue vers l'uniformité. Mais « l'uniformité est incompatible avec la liberté, de même qu'avec la santé mentale... L'homme n'est pas fait pour être un automate et s'il en devient un, le fondement de son équilibre mental est détruit ».

On peut définir la science comme la réduction de la multiplicité à l'unité. Elle s'efforce d'expliquer les phénomènes indéfiniment divers de la nature en négligeant de propos délibéré le caractère unique des événements particuliers, pour se concentrer sur ce qu'ils ont de commun et en abstraire finalement quelque « loi » qui permette d'en rendre compte de façon logique et de travailler sur eux.

C'est dans le domaine social, en politique et en économie, que la volonté a ordre devient vraiment dangereuse.
Là, la réduction théorique de l'ingouvernable multiplicité à l'unité compréhensible devient la réduction pratique de la diversité humaine à l'uniformité crétinisée, de la liberté à la servitude. En politique, l'équivalent d'une théorie scientifique ou d'un système philosophique parfaitement achevé, c'est une dictature totalitaire. En économie, l'équivalent d'une oeuvre d'art harmonieusement composée, c'est l'usine fonctionnant sans à-coups dans laquelle les ouvriers sont parfaitement adaptés aux machines. La volonté à ordre peut faire des tyrans de ceux qui aspirent simplement à déblayer le gâchis. La beauté du rangement sert de justification au despotisme.

La vie urbaine est anonyme et pour ainsi dire abstraite. Les êtres ont des rapports non pas en tant que personnalités totales, mais en tant que personnifications de structures économiques ou, quand ils ne sont pas au travail, d'irresponsables à la recherche de distractions. Soumis à ce genre de vie, l'individu tend à se sentir seul et insignifiant; son existence cesse d'avoir le moindre sens, la moindre importance.

Au point de vue biologique, l'homme est un animal modérément grégaire, non pas tout à fait social; il ressemble plus au loup, par exemple, ou à l'éléphant, qu'à l'abeille ou à la fourmi. Dans leur forme originelle, ses Sociétés n'ont rien de commun avec la ruche ou la fourmilière : ce sont de simples bandes. La civilisation este entre autres choses, le processus par lequel les bandes primitives sont transformées en un équivalent, grossier et mécanique, des communautés organiques d'insectes sociaux. A l'heure présente, les pressions du surpeuplement et de l'évolution technique accélèrent ce mouvement. La termitière en est arrivée à représenter un idéal réalisable et même, aux yeux de certains, souhaitable. Inutile de dire qu'il ne deviendra jamais réalité. Un gouffre immense sépare l'insecte social du mammifère avec son gros cerveau, son instinct grégaire très mitigé et ce gouffre demeurerait, même si l'éléphant s'efforçait d'imiter la fourmi. Malgré tous leurs efforts, les hommes ne peuvent que créer une organisation et non pas un organisme social. En s'acharnant à réaliser ce dernier, ils parviendront tout juste à un despotisme totalitaire.

Jefferson a écrit : « […] Nous, fondateurs de la nouvelle démocratie américaine, nous croyons que l'homme est un animal raisonnable, doté par la nature de droits ainsi que d'un sens inné de la justice, que l'on peut empêcher de nuire et confirmer dans le bien au moyen de pouvoirs modérés, confiés à des personnes de son propre choix et maintenues dans leurs devoirs par une dépendance à l'égard de sa volonté. » Pour des oreilles post-freudierines, ce genre de langage rend un son d'une touchante et cocasse naïveté. Les êtres humains sont sérieusement moins rationnels et foncièrement justes que le supposaient les optimistes du dix-huitième siècle. Par contre, ils ne sont ni si aveugles moralement, ni si irrémédiablement déraisonnables que les pessimistes du vingtième voudraient nous le faire croire. Malgré l'id et le subconscient, malgré les névroses endémiques, et la prédominance de niveaux intellectuels très bas, la plupart des hommes et des femmes sont sans doute assez honnêtes et raisonnables pour qu'on leur confie la direction de leur propre destinée.

Nous autres Occidentaux avons eu le suprême bonheur de pouvoir faire la grande expérience de l'indépendance politique dans de bonnes conditions. Mais il semble maintenant qu'en raison de changements récents intervenus dans notre situation, cette chance infiniment précieuse nous soit peu à peu retirée. Et bien sûr, ce n'est pas tout. Ces forces impersonnelles aveugles ne sont pas les seuls ennemis de la liberté individuelle et des institutions démocratiques. Il en existe d'autres, d'un caractère moins abstrait, qui peuvent être sciemment utilisées par des hommes avides de pouvoir et dont le but est d'établir leur domination, partielle ou totale, sur leurs semblables.

En ce qui concerne la propagande, les premiers partisans de l'instruction obligatoire et d'une presse libre ne l'envisageaient que sous deux aspects : vraie ou fausse. Ils ne prévoyaient pas ce qui, en fait, s'est produit - le développement d'une immense industrie de l'information, ne s'occupant dans l'ensemble ni du vrai, ni du faux, mais de l'irréel et de l'inconséquent à tous les degrés. En un mot, ils n'avaient pas tenu compte de la fringale de distraction éprouvée par les hommes.
Dans le passé, la plupart n'avaient jamais la possibilité de l'assouvir complètement; ils le désiraient avec ardeur, mais on ne leur en fournissait pas l'occasion. Noël venait, mais une fois l'an seulement, les fêtes étaient « solennelles et rares », il y avait peu de lecteurs, très peu à lire et ce qui approchait le plus d'un cinéma de quartier, c'était l'église paroissiale où les représentations, bien que fréquentes, étaient quelque peu monotones.

Une société dont la plupart des membres passent une grande partie de leur temps, non pas dans l'immédiat et l'avenir prévisible, mais quelque part dans les autres mondes inconséquents du sport, des feuilletons, de la mythologie et de la fantaisie métaphysique, aura bien du mal à résister aux empiétements de ceux qui voudraient la manipuler et la dominer.

Un homme ou une femme entre en contact direct avec la société de deux façons : en tant que membre soit de quelque groupe familial professionnel ou religieux, soit d'une foule. Les groupes sont capables d'être aussi moraux et intelligents que les individus qui les composent, une foule est chaotique, sans volonté propre et capable de tout sauf d'une action intelligente ou d'une pensée réaliste. Rassemblés dans son magma, les humains perdent leur faculté de raisonner et de faire un choix en matière de morale. Leur suggestibilité est accrue à un point tel qu'ils cessent d'avoir le moindre jugement, la moindre volonté propre. Ils deviennent excitables, perdent tout sens de leurs responsabilités personnelles ou collectives, sont sujets à de brusques accès de rage, d'enthousiasme et de panique. En un mot, l'homme, dans une foule, se comporte comme s'il avait avalé une forte dose d'un puissant alcool, il est victime de ce que j'ai appelé l'« empoisonnement grégaire ». Comme l'alcool, ce poison est une substance active, faisant sortir de soi-même; l'individu qui souffre de ses effets échappe aux responsabilités, à l'intelligence et à la moralité pour se réfugier dans une sorte d'animalité frénétique et vide.

« Toute propagande efficace », a écrit Hitler, « doit se borner au strict indispensable, puis s'exprimer en quelques formules stéréotypées. » Celles-ci doivent être constamment reprises, car « seule la répétition constante réussira finalement à graver une idée dans la mémoire d'une foule ». La philosophie nous enseigne à douter de ce qui nous paraît évident. La propagande, au contraire, nous enseigne à accepter pour évident ce dont il serait raisonnable de douter.

Chaque homme, de même que chaque sujet de laboratoire, a sa limite d'endurance personnelle; la plupart l'atteignent au bout de trente jours de tension plus ou moins continuelle dans les conditions du combat moderne; les plus sensibles succombent en quinze jours seulement, les plus coriaces durent de quarante-cinq à cinquante jours, mais en fin de compte, tous s'écroulent, c'est-à-dire tous ceux qui étaient normaux au départ, car, ironie assez amère, les seuls qui puissent soutenir indéfiniment la tension imposée par la guerre moderne sont les malades mentaux. La folie individuelle est immunisée contre les conséquences de la démence collective.