Salut à toi noble Voy(ag)eur

Et bienvenue dans cette bibliothèque, havre de guerre et de psychose, dans une toile aseptisée laissant malheureusement si peu de place à la folie ou à la mort.

Eh bien installe toi bien inconfortablement, tu es entre de bonnes mains. Bien sûr le lieu est encore un peu vide, mais fais moi confiance, d'ici peu tu louera ce moment béni ou tant d'hérésies t-étaient encore étrangère.

Mes armes : Des livres qui posent le plus souvent plus de questions qu’ils ne donnent de réponses, des écrits naviguant entre génie et folie, des œuvres parfois à tort méconnues ou oubliées, mais dont le ton est toujours à l’opposée de cette monoculture de masse volontiers futile et volontairement abrutissante.

Mon objectif : faire découvrir à ton cerveau, inexorablement engourdi par les dictats d'un monde aseptisé, les merveilles de la névrose, l'esthétique du pire, ou le vertige que procure la vue de l'infini. Appelle celà Alter Philosophie ou Vile Prétention, comme bon te semble, mais si le coeur t-en dis, viens trouver ici le futur carburant de tes réflexions enfin dés-abusées.

Bonne lecture, et souviens toi que les mots sont omnipotents, car ils agissent sur la seule chose qui compte réellement à tes yeux : TOI.

dimanche 17 août 2008

La Faim du tigre par René BARJAVEL

Critique :
En s'essayant à l'essai, Barjavel nous livre ce qui, pour moi, est l'une de ses meilleures oeuvres.
Il y est question du tout et du rien, du divin et de l'humain, de la vie, de l'espèce, du sexe et de la mort, en bref un foisonnement de questions dérangeantes et des réponses qui ne le sont pas moins.
La lecture terminée, on se sent comme un nouveau né : plongé dans un monde que l'on voit pour la première fois et que nous n'avons pas les moyens de comprendre.
On se sent tout au coeur du grand rien, ou rien au coeur du grand tout, qu'importe tant que fleurit le marronier et que chante le rossignol, le tourbillon de la vie s'agite inexorablement sans se questionner, ne devrions nous pas l'imiter ?
"Je donnerais tous mes autres livres pour celui-ci" nous disait Barjavel, c'est un peu vrai tant ce texte nous montre une nouvelle facette de ce gr
and romancier : celle d'un homme aux milles questions, celle d'un grand penseur et d'un non moins grand philosophe, au sens éthymologique du terme, en bref, celle de ce que les anciens nommaient un Sage.
Ami lecteur, je t-y invite, plonge dans cette oeuvre comme si ta vie en dépendait, car en vérité ta Vie en dépend.


Incipit :
Jamais je ne m'habituerai au printemps. Année après année, il me surprend et m'émerveille. L'âge n'y peut rien, ni l'accumulation des doutes et des amertumes. Dès que le marronnier allume ses cierges et met ses oiseaux à chanter, mon coeur gonfle à l'image des bourgeons. Et me voilà de nouveau sûr que tout est juste et bien, que seule notre maladresse a provoqué l'hiver et que cette fois-ci nous ne laisserons pas fuir l'avril et le mai.
Le ciel est lavé, les nuages sont neufs, l'air ne contient plus de gaz de voitures, on ne tue plus nulle part l'agneau ni l'hirondelle, tout à l'heure le tilleul va fleurir et recevoir les abeilles, les roses vont éclater et cette nuit le rossignol chantera que le monde est une seule joie. Tout recommence avec des chances neuves et, cette fois, tout va réussir. J'ai un an de moins que l'an dernier. Non, pas un an, toute ma vie de moins. Je suis une source qui commence. C'est la grande illusion annuelle. Le règne végétal s'y laisse prendre en premier. D'un seul élan, des milliards d'arbres et de plantes ressurgissent, poussent des tiges enthousiastes, déplient des feuilles parfaites qui n'ont pas de raison de ne pas être éternelles. Pourtant, dans l'autre moitié du monde, l'automne est déjà là et a jeté au sol ces merveilles que l'hiver va pourrir.
Mais pour nous que le printemps aborde, l'automne est invraisemblable et l'hiver n'a pas plus de réalité que la mort. Le marronnier est blanc comme des communiantes, le pécher est une flamme rose, le lilas une torche. Dans tous les jardins, les champs et les forêts, dans les immensités cultivées ou sauvages, sur chaque centimètre carré de terre non déserte, c'est le prodigieux déploiement de l'amour végétal silencieux et lent.
Chaque fleur est un sexe. Y avez vous pensé quand vous respirez une rose ? Chaque fleur est même, le plus souvent, deux sexes, le mâle et la femelle, et sa vie brève est, dans un flamboiement de beauté, l'accomplissement de l'amour. Le pêcher rose se fait l'amour par toutes ses fleurs, et chaque graminée en fait autant, et les champs de la Beauce et de l'Ukraine, plus loin que tous les horizons, sont d'immenses champs d'amour. Dans la moitié du monde, en quelques semaines, plantes et arbres libèrent des milliards de tonnes de pollen dont les graines microscopiques vont pour la plupart se perdre au vent. Quelques-uns, par la grâce du hasard, de la brise ou des insectes, atteindront un pistil dans son érection figée et iront féconder les ovules. Pour que la vie continue.
Pour que la vie continue, le règne animal à son tour s'émeut. Dans les forêts et les champs, sous les cailloux, sous les écorces, dans l'épaisseur de la terre et dans le vent, toutes les espèces animales, du ciron à l'éléphant, jettent leurs mâles à l'assaut des femelles. Dans chaque trou d'eau, dans les mares, les fleuves et les mers, les femelles des poissons pondent des milliards d'œufs sur lesquels les mâles viennent projeter leur semence.
Pendant quelques jours, les eaux vivantes ne sont plus qu'un immense brassage séminal.
Dés que les alevins jaillissent en bouquet de ce magma générateur, leur agitation naïve attire vers eux les gueules affamées. La plupart sont aspirés, avalés, digérés dans les premiers instants de leur existence. Quelques-uns auront le temps de mûrir et de devenir poissons et de pondre à leur tour avant d'être avalés.
Quelques-uns. Assez pour que la vie continue.

Morceaux Choisis :
Tout être vivant normalement constitué n'est qu'un organe de reproduction. Les organes divers qui lui sont associés sont tous à son service et n'existent que pour lui permettre de survivre, et d'accomplir sa mission.
La matière vivante ne semble pas avoir d'autre raison d'être que de s'étendre dans l'espace et se perpétuer dans le temps.
Les espèces et les individus chargés d'assurer cette double expansion n'ont aucune possibilité de se soustraire à leur devoir, leur existence est aussi froidement tendue par lui que le fil à plomb par la pesanteur. Même si le vent l'émeut, il revient toujours à la verticale, et c'est toujours autour d'elle qu'il balance.

L'homme se plaît à penser qu'il est un être total, indépendant, qui sait ce qu'il fait et fait ce qu'il veut dans le cadre des lois et des usages. En réalité, son existence individuelle n'est qu'une illusion destinée à lui donner, pendant le temps utile à l'espèce, le goût de la vie, afin qu'il la conserve et la transmette.
Il n'est qu'un porteur de germes. Il doit donner la vie qu'il a reçue, il ne sert qu'à cela, il naît, pense, travaille, se bat, souffre uniquement pour cela, et s'il meurt sans l'avoir fait, d'autres l'ont fait autour de lui, son existence inutile ne compte pas plus que son existence utile, ce qui compte, c'est la vie de l'espèce.

Au cours des siècles, en ouvrant avec un couteau son corps fermé sur ses secrets, l'homme a fini par apprendre en partiecomment il fonctionne. Mais le prodige n'est pas qu'il sache enfin, à peu près, à quoi sert chacun de ses organes, c'est que chaque organe sache, lui, à quoi il doit servir.

Déterminé par ses constituants, emporté par ce qu'il constitue, impuissant à se diriger, ignorant de sa direction, l'être humain n'a qu'une apparence de vie autonome. Son existence individuelle est une supercherie.

Le tout tourbillonnant immobile en voyage depuis où jusques à quand. Toi zéro. Toi, tes coliques, ton envie de sexe et de légion d'honneur, ton petit ventre à soupe, tes seins d'amour, tes moustaches, ta robe de soie, ta fameuse cervelle, ta belle jambe, toi zéro.
Tu as repris ta place dans le vent et la marée. Mais inquiet. Brûlant le sable, dure la chaise. A quoi bon ces durillons aux fesses, ces mains calleuses, cette fumée par les oreilles ? A quoi bon cette bataille ? Naître, vivre, mourir ? Vivre ? Vivre ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Ce n'est pas toi qui répondras, ni moi non plus. Mais, sans espoir de réponse, si tu ne crie pas la question, alors tu n'es qu'un os...

Tout a dégénéré en même temps. Les marchands se sont introduits entre les artisans, la paroisse est devenue un corps obèse, le prètre a oublié le sens des mots qu'il prononce et des gestes qu'il dessine machinalement au-dessus de l'autel désert. Personne ne connaît plus personne, ni soi-même. La science de l'homme est totalement perdue. L'homme d'aujourd'hui ne sait ni où il est, ni pourquoi il est, ni ce qu'il est. Tandis que l'emportent les forces énormes qui maintiennent la création dans son équilibre tourbillonant, il n'a d'autres ressources, pour échapper au désespoir, que de se fabriquer des illusions qui le rassurent en ramenant ses horizons aux limites de son égoïsme le plus étroit.

Dieu ?
Il faut se méfier des noms et des mots.
Dieu. L'espèce. Les ordres. L'univers. Dieu ?
Quelqu'un, quelque chose semble avoir organisé la vie.
Il est bien difficile de croire que tant de merveilles, tant d'astuces miraculeuses, tant d'ingéniosité efficace soient l'effet du hasard et de la chimie.
Dieu ?
Le nom de Dieu a trop servi.
On s'en est trop servi.
Quand on le prononce ou l'écrit aujourd'hui, une foule d'images se lèvent et occupent tout l'esprit. A sa place. Il est très difficile de penser Dieu sans évoquer une Eglise. Alors Dieu devient, dans l'esprit qui le pense, tel que l'Eglise le propose, c'est à dire impossible. Les Eglises sont devenues des barrières entre l'homme et le divin.
Le Dieu dont nous avons besoin pour comprendre les mystères qui nous angoissent ne peut rien avoir de commun avec cette imagerie pour enfant que des religions déshabitées proposent à des fidèles indifférents. Dieu, le Créateur, Notre-Seigneur, tout cela fait grand prêtre de Babylone dans un spectacle du Châtelet. Un barbu en technicolor sur grand écran. C'est à pleurer de tristesse et de fureur. Dieu. Ce nom qu'on nous tend n'a plus de sens. Son vrai nom, celui qui expliquait tout, a été caché depuis si longtemps et si obstinément que ceux-là même qui le cachaient l'ont oublié.
Dieu
Il n'y a pas d'autre nom.
Et il ne désigne plus rien.

On a calculé que si on réunissait tous les êtres humains vivant sur la Terre, et si on parvenait à supprimer le vide de leurs atomes, toutes les particules qui composent l'espèce humaine tiendraient dans un dé à coudre.
Un dé à coudre de particules, et du néant, pour construire trois milliards d'hommes, quel que soit le maçon, il sait tirer parti des briques !

Je suis un trois milliardième de dé à coudre.
Cet acier dur, c'est du vide, tourbillons, néant.
C'est un couteau zéro. Ma main pareil. Mon coeur non plus... Pourtant, si cette main zéro prend ce couteau de vide et le plante dans ce coeur de rien...
Aïe!...
La vie, la mort, la souffrance ne tiennent pas dans le dé à coudre.

Le Dieu-papa que nous proposent les religions leucémiques est une tentative aussi dérisoire et aussi cocasse d'apaiser notre soif que l'octroi d'une goutte de sirop à un déshydraté.

La guerre est un processus d'automutilation déclenchée au sein de l'espèce humaine par la violation de la loi d'équilibre du monde vivant.

L'homme-outil-machine n'est sans doute pas, en soi, une faute ou une erreur, un crime contre le vivant. Son erreur et son crime, c'est d'uttiliser ses mains, ses outils, son intelligence en dehors de sa fonction, pour le seul développement matériel mathématique de l'espèce, sans harmonie ni équilibre de celle-ci en elle-même ni avec les autres parties de monde vivant. C'est la caractéristique même de la prolifération cancéreuse.

Si Dieu avait eu besoin d'être adoré, il n'eût crée que des chiens. Le chien est bien plus apte que l'homme
à l'amour.

Une religion est comme un enfant que son père a envoyé porter un message à l'autre bout de la ville. Pour ne pas l'oublier, pour ne pas se tromper, l'enfant a appris le message par coeur et l'a répété mille fois en chemin. Peu à peu le message a pris le rythme de sa respiration, de ses pas, a perdu ses points, ses virgules, ses mots, et quand il est enfin délivré à son destinataire par la bouche qui l'a moulu tout le long de la route, il n'est plus qu'une suite de syllabes sans articulation ni signification.
Tout y est pourtant. Il suffit peut-être de bien écouter pour retrouver les mots et la phrase. Ce n'est peut-être pas impossible.

Depuis des millénaires, les religions demandent aux hommes de croire, sans savoir. La seule forme de connaissance qui leur est permise est la connaissance intuitive, l'illumination intèrieure. C'est beaucoup leur demander.

Le temps de la connaissance fut celui ou tous les hommes entendaient.
Puis vint le temps de la foi, où ceux qui entendaient encore demandaient à ceux qui n'entendaient plus de leur faire confiance et de croire.
Aujourd'hui est le temps de la confusion. Personne n'entend plus rien, et tout le monde croit n'importe quoi.

Quel intérêt cela présent t-il pour quiconque et pour lui-même, que le pauvre Barjavel ou le pauvre Dupont vive éternellement ? Un Dupont éternel, un Barjavel inoxydable, indestructible, vous voyez ça ? Ca vous tente ? Vous vous plaisez tant que ça en votre compagnie ? Pour l'éternité ?
Ce n'est pas sérieux.
Une rose, peut-être vaudrait la peine...
Mais on sait ce qu'elles durent.

L'homme se trouve devant deux destins possibles : périr dans son berceau, de sa propre main, de son propre génie, de sa propre stupidité, ou s'élancer, pour l'éternité du temps, vers l'infini de l'espace, et y répandre la vie délivrée de la nécessité de l'assassinat.
Le choix est pour demain.
Il est peut-être déja fait.
Par un homme ? Par l'Espèce ? Par la vie ? Par le Plan ?
Par qui ?
Ou par QUOI ?